BRICE
ROBERT
Un être humain s'expérimente lui-même […] comme quelque chose de séparé des autres, une sorte d'illusion optique de la conscience. Cette tromperie est une sorte de prison […] qui nous limite à nos désirs personnels et à l'affection pour quelques personnes plus proches de nous. Notre tâche doit être de nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion […]. New York Post, 28 novembre 1972. Albert Einstein
Les œuvres picturales de Brice Robert, entre ruptures et continuité.
A-Impressions d’atelier (fin août 2023) : L’espace conquis dans le garage familial inachevé autorise le stockage des tableaux aux formats variés, dans un désordre apparent.
Le parpaing gris et nu est partiellement recouvert d’un rectangle peint à la peinture blanche. Ce fond sert d’écrin aux tableaux que Brice me présente en cette fin d’été 2023.
Les tasses à café sont posées sur un guéridon en bois réalisé par ses soins dans le cadre d’une de ses formations initiales d’ébéniste qui a précédé sa fréquentation des écoles supérieures d’art de Clermont-Ferrand puis de Brest. Ce petit meuble, en dissonance avec le lieu qu’il occupe, est enrichi d’une marqueterie en damier qui atteste des compétences acquises impliquant rigueur, discipline, goût pour le beau métier et le savoir-faire artisanal.
En cela, Brice est fidèle à la mémoire d’un grand-père menuisier à qui il rend hommage. Identifié à une famille ouvrière vis-à-vis de laquelle il nourrit une loyauté chevaleresque, il est le dépositaire d’un héritage moral qui valorise effort et bravoure.
Anecdotiquement, il préfèrera le crayon rouge de chantier de l’artisan à la mine graphite et le rail de guidage de la scie à la règle en bois.
Au-dessus du garage se trouve une petite chambre-atelier où se bousculent notamment un matelas au sol, spartiate, un petit vidéoprojecteur sur une étagère dédiée, un chevalet, un bâton de peinture bricolé dont la tête est recouverte d’une pelote de chaussettes. Cet attribut traditionnel, teinté de nostalgie, emblématique dans la lignée des grands maîtres, stabilise la main du peintre et sert de règle. On le reconnaîtra dans le Triple autoportrait (1960) de Norman Rockwell ou dans l’Autoportrait au chevalet (1548) de Catharina van Hemessen.
La palette rectangulaire en bois stratifié est recouverte d’un film alimentaire pour en faciliter l’entretien selon un procédé pragmatique et singulier.
Les rayonnages d’un meuble TV bas accueillent indifféremment des livres d’art, des flacons de solvant désodorisé, de siccatif, de fixatif ou de médium alkyde peu volatiles, des outils graphiques ou picturaux variés et d’autres de bricoleur. Ce meuble, au pied duquel s’égare un marteau, est dominé par un vaste écran de téléviseur dont la surface est mouchetée de projections.
Enfin, des gobelets, des cannettes et des tasses colonisent le sol. Ces détails éclairent l’ambivalence de notre artiste oscillant entre rigueur et anarchie, ou polarisée entre maîtrise et relâchement.
Brice fait état de conflits vécus avec certains professeurs d’art dans le cadre de sa formation. Des tensions résultaient sans doute de son choix assumé et revendiqué d’une pratique picturale refusant un progressisme né du métissage des catégories traditionnelles ou de leur fusion avec les formes connexes (musicales, théâtrales, cinématographiques, numériques, ...). Le formalisme pictural se heurtait alors, comme aujourd’hui, à une actualité artistique dominée par l’art conceptuel, le performatif, l’installation protéiforme intégrant des constituants non-artistiques, ou encore l’art multimédia. Selon la doxa, cette actualité fondée sur l’élargissement sans fin des territoires visuels devait signer la crise d’une iconographie moderniste épuisée, usant de la forme et de la couleur selon une certaine continuité.
A cette conception s’oppose l’esprit de rébellion et celui de lutteur de Brice pour qui la pratique picturale est le lieu du dépassement de soi par un entraînement intensif au service d’une maîtrise précisionniste. Cette maîtrise est le passeport de la reconnaissance. Brice incarne cette vision de l’artiste pour qui la technique picturale, parallèlement à l’explosion des innovations technologiques (réalités augmentées proposant différentes expériences immersives, …), reste au service d’une exploration de la sensibilité, des émotions, de la technique elle-même et de leurs correspondances.
En cohérence avec cet état d’esprit, il pratiquera la lutte et la boxe française, (la savate) vecteurs d’édification personnelle par l’effort, et il partagera son admiration pour Mike Horn, sportif de l’extrême, aventurier héroïque et explorateur d’origine sud-africaine prompt à relever tous les défis.
B-Présentation et partage : L’espace restreint du garage ne facilite pas la manipulation des tableaux en appui sur le mur. Brice opère une sélection d’une dizaine d’œuvres, privilégiant les plus récentes qui synthétisent avec clarté ses problématiques actuelles :
1- Persistance du paysage : Des paysages familiers, banals, souvent fragmentaires, échappent paradoxalement au prosaïsme :
a-"Le Parc du Picou" (2023) est une peinture de commande. Huile et acrylique se conjuguent sur la toile. Son format est de 130 par 97 cm. Ce paysage auvergnat est la première toile présentée. C’est le morceau de bravoure repris durant plusieurs mois et sur lequel nous nous attardons longuement.
Il a été commandé par l’entreprise MEDA, société civile immobilière, pour son client.
La représentation est réalisée à l’huile et à l’acrylique, « gras sur maigre ». La géométrie rectiligne de la représentation, la régularité et l’absence d’ornementation de ce pôle tertiaire, actualise l’esthétique moderniste du style international au service d’une économie locale. Ce complexe architectural, indiciel d’une civilisation et d’une géopolitique contemporaines, découpe sa volumétrie sur un fond paysagé volcanique, crépusculaire et idéalisé. Sa perspective centrale rigoureuse creuse l’espace en direction d’un horizon dessiné par la chaîne des volcans, et régule la géométrie de la composition. Le parterre engazonné du premier plan, vibrant, précis et régulier, évoque par son traitement méthodique le sol végétalisé du Printemps (vers 1480), peinture allégorique de Botticelli.
Un montage photographique associé à l’usage du vidéoprojecteur initie le processus pictural. Ce collage recompose le panorama auquel se greffe un ciel crépusculaire orangé et symbolique. Les nuages se déclinent du stratocumulus au cirrocumulus. Diaphanes, informes et abstraits, ils construisent le ballet aérien et fugitif qui fascina autant notre artiste que Baudelaire (L’étranger. Petits poèmes en prose, 1869). Ces phénomènes connus émerveillent ceux qui savent s’interrompre pour renouveler ou actualiser le regard sur le familier.
La transposition picturale privilégie l’effet atmosphérique où s’hybrident l’air et la lumière. Cet effet est amplifié par une palette colorée aux tonalités subtiles qui transfigure l’espace. Ce ciel, complexe dans son exécution, révèle les qualités de coloriste de son auteur et sa maîtrise technique.
L’architecture industrielle avec son parking intérieur couvert de pergolas en bois et métal profilé, ses lampadaires impersonnels à la ligne épurée et ses marquages au sol se transfigure alors en citadelle commerciale ou en temple profane voué au culte de la prospérité et de la consommation.
Conjugués aux effets atmosphériques, ses rythmes, habituellement dévolus à la danse et à la musique, confèrent une grâce à ce temple industriel d’un genre nouveau par la magie de l’interprétation picturale.
Le rendu hyperréaliste du paysage aux effets atmosphériques et colorés résulte d’un fini pictural parfaitement exécuté, jusqu’à, parfois, effacer la touche qui révèle habituellement la présence subjective de l’auteur. Ce fini à l’huile cite celui des maîtres primitifs flamands préoccupés de naturalisme, de profondeur et de lumière (Robert Campin, Rogier Van der Weyden, Jan Van Eyck…).
Ce rendu favorise la dissection d’un réel familier puis sa réinvention sublimée. Cette reformulation picturale est éclairée et réfléchie par quatre références patrimoniales fréquemment convoquées dans notre partage :
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Le paysagisme de Brice comme celui d’Hubert Robert (1733- 1808) est préoccupé de mémoire et d’oubli. A la mémoire descriptive et objective d’un monde où s’agglomèrent nature et architecture en ruine, Hubert Robert, peintre d’architecture, substitue une interprétation allégorique, romantique et mélancolique expression de l’impermanence de notre condition (Les ruines de Nîmes, 1787 - Gemäldegalerie – Berlin). Une même mélancolie irrigue les paysages sociétaux de Brice s’originant dans le lotissement banal des classes moyennes, périurbain, pavillonnaire et familial.Sand Sun (2022), une huile et acrylique sur toile de 30 cm par 40 cm en est une illustration. Ces paysages ambivalents semblent transfigurer et stigmatiser simultanément ce modèle d’urbanisme social issu de la libéralisation du marché de l’immobilier. Cette mélancolie irrigue tout autant la plupart de ses portraits intimistes (Louis. 2012. Huile sur toile 150 x 200). C’est ce que nous verrons plus loin.
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Les maisons californiennes représentées par David Hockney au toit plat et aux larges ouvertures trouvent leur source, comme le parc du Picou, dans l’architecture avant-gardiste des années 1950. Antérieures, ses scènes de genre californiennes et printanières présentent un habitat minimaliste, rectiligne, blanc, assorti de palmiers, symptôme sociologique du rêve américain. Cet habitat dessine le décor d’un Eden fantasmé. (American Collectors : Fred et Marcia Weisman, 1968, acrylique sur toile). Cette même transmutation du réel, dans laquelle l’architecture figurée structure la composition, s’opère dans les paysages pavillonnaires et souvent fragmentaires de Brice. Ces paysages qu’il est de bon ton de mépriser, dessinent en hors champ la proximité du centre commercial des masses moyennes au parking démesuré, fonctionnel et déshumanisé.
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Railroad Sunset d’Edward Hopper (1929) constitue la mémoire d’une perception sensible et toujours mélancolique du monde. Cette mémoire trouve sa mise en scène dans la synthèse subjective et picturale d'éléments du réel recomposés, selon une procédure en œuvre dans la réalisation du Parc du Picou. Les deux œuvres ont aussi en commun, outre le processus de création, d’effacer la présence humaine pour que l’attention se focalise sur des structures industrielles, vernaculaires ou pas, baignées de lumière, oscillant entre réalité et vision intériorisée et silencieuse.
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Les grands paysages sur toile de Peter Doig (né en 1959) échappent au réalisme descriptif, contrairement aux représentations urbaines, paysagères et atmosphériques de Brice. Cependant, tous deux privilégient un traitement onirique voire fantasmé de l’espace. Si Brice exprime ses émotions dans la fréquentation vigilante d’un environnement familier identifiable, Peter Doig conjugue perspective, couleur, lieu et décor pour déréaliser son sujet. Une métamorphose picturale et romantique construit une nature édénique et silencieuse où l’homme, exilé et nostalgique, aspire à retrouver sa place (Grande rivière, huile sur toile, 2001-2002). Cependant, tous deux ont en commun, avec Andrew Wyeth ou Edward Hopper, d’opérer un glissement d’un souvenir personnel vers une mémoire collective ou générique.
b-Sans Titre (2020) est une huile et acrylique sur toile de 75 cm par 115 cm : L’étage de la maison du voisin déborde d’une haie de thuyas dense, de celles qui ne favorisent pas la biodiversité, et que l’on voit sans véritablement regarder tant l’habitude nous aveugle.
Les thuyas donnent lieu à une stylisation antinaturaliste, affranchie du rendu photographique, qui l’artificialise. Pour qui regarde attentivement le détail, il n’y a guère de confusion possible entre la représentation photographique initiale qui recadre l’habitat et la transposition picturale.
La représentation est image d’image, en une mise en abyme de ce qui fait notre périphérie ordinaire et immédiate. C’est de l’annexion consciente et picturale de ce no man's land urbain, territoire neutre devenu exotique, dont il est question. Cette annexion favorise un tourisme singulier, un voyage vers un ailleurs pourtant si proche. C’est de cet ailleurs dont nous parle Alain : Pour mon goût, voyager c'est faire à la fois un mètre ou deux, s'arrêter et regarder de nouveau un nouvel aspect des mêmes choses. Alain (in Propos sur le bonheur).
c-198, cité du moulin à vent (2012) est une huile sur toile de 244 cm par 225 cm. Trois conteneurs à poubelles gris adaptés au tri sélectif des déchets jouxtent les boîtes aux lettres standardisées de deux maisons mitoyennes impersonnelles. Le cadrage photographique initial s’opère sur une porte d’entrée autour de laquelle gravitent ces objets disqualifiés sur un sol carrelé et froid. Un regard sociologique, neutre, sans sarcasme, explore notre mode de vie. Les modes contemporains et uniformisés de consommation, de communication et d’habitation cloisonnent et isolent les individus dont l’absence symbolique est ici réitérée. Le numéro 198 rend l’habitat clôturé impersonnel, selon une logique fondée sur la répétition densifiée du même.
d-le fond du lot (2021) est une huile et acrylique sur toile de 60 par 80 cm. En cohérence avec l’œuvre précédente, un muret métonymique reliant deux poteaux différents par leur morphologie, indexe la mitoyenneté de deux propriétés et par extension l’urbanisation du lotissement qu’elles occupent.
Ces paysages homogènes, aux formes architecturales répétitives, effacent l’humain derrière des écrans protecteurs et indifférenciés de brique, de bois ou de végétaux. Cette absence et ce silence léthargique caractérise un modèle urbanistique et social opposé à celui mythifié de la France des villages et des clochers. Brice ne dénonce pas mais il fait un constat, il témoigne avec les moyens de la peinture. C’est en peintre qui refuse l’indifférence, qu’il porte un regard anthropologique, peut-être désenchanté, qui interroge cette réalité cadastrale autobiographique, et derrière elle notre humanité.
Sa représentation est mise à l’épreuve d’une tradition millénaire du paysage, genre pictural initié en chine avec un marquage spirituel. Le goût pour le paysage en lui-même, incluant vues d’un site et paysages composés, émergera au XIIème siècle dans le Nord de l'Europe.
e-L'enveloppe de Léto (2023) est une huile et acrylique sur toile de 60 par 80 cm. Le titre énigmatique donne un ancrage mythologique à cette représentation d’une atmosphère ténébreuse qui imprègne l’habitat. Léto condamne à l’obscurité, malgré elle, le lieu où elle accouche.
Cette nuit d’hiver ténébreuse croise trois influences dans son traitement : le clair-obscur caravagesque (Salomé avec la tête de Saint Jean Baptiste, entre 1606 et 1609), le sfumato atmosphérique de Léonard De Vinci (Vierge à l’Enfant avec sainte Anne, vers 1502-1513, 168 cm par 130 cm) et le paysagisme sobre, dépouillé et énigmatique de Morandi (Cortile di Via Fondazza, 1956. Huile sur toile de 43 par 48 cm).
Elle naît d’un glacis à l’huile (couches transparentes superposées) dont les nuances produisent des effets lumineux, de transparence, de vibration et de profondeur.
Les enjeux de ce clair-obscur monochromatique sont multiples :
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Il définit non la pénombre mais la nuit, une nuit d’hiver profonde, dense et sans étoile.
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Il donne sa densité à un espace atmosphérique dans lequel baigne un mur pignon aveugle derrière deux cyprès en premier plan, symboles possibles du lien entre vivants et trépassés.
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Il matérialise et creuse l’espace qui occupe l’intervalle entre l’œil qui regarde et l’objet architectural qui habite la profondeur. Cet intervalle hybride l’air et la lumière tamisée à l’espace.
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Il dissout partiellement les objets qui se reconstruisent ainsi dans le regard du spectateur.
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Il dramatise cet espace scénique théâtralisé et le hiérarchise par des gradations lumineuses.
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Il définit les modalités d’apparition ou de surgissement des figures.
L’attention instable oscille entre la représentation de l’espace et l’espace littéral de la représentation. Objet et sujet rivalisent.
f-Crépuscule d'octobre (October Twilight), (2022) est une huile et acrylique sur toile de 80 par 100 cm. Un nuage orange, ectoplasme abstrait, se découpe sur un ciel crépusculaire dont les bleus subtils résultent d’un tâtonnement complexe et savant du pinceau sur la palette en stratifié.
Cet exemple et les précédents sont significatifs d’un processus dans lequel la photographie, expression et capture métonymique d’un fragment de vie, initie une reformulation picturale. Photographies et vidéos documentaires, souvenirs des émotions, perceptions des sensations et interprétations subjectives se télescopent pour donner lieu à cette reformulation inédite et empathique, simultanément familière et exotique par son étrangeté.
2- persistance du portrait. La tête, le corps et l’espace : Des portraits isolent la tête d’un proche par un cadrage serré (un camarade de promotion ou d’usine, une ancienne compagne, …). D’autres inscrivent des proches, absorbés ou intériorisés, dans des scènes de genre autobiographiques, de celles que les avant-gardes aiment conspuer :
g-Rendez-vous interne (2022) est une huile et acrylique sur toile de 76 x 123 cm. Une partie se déroule dans un lieu indéterminé clos par un volet roulant baissé. Le caisson et les lames argentées couvrent le fond de la toile. Le joueur confiné est mis en scène avec une légère plongée qui trahit le cadrage photographique initial. Un paquet de cigarettes Marlboro apporte un contrepoint rouge et connote la psychologie du modèle. Le regardeur est inclus subjectivement car sa place se confond avec celle du partenaire de jeu. Un trait d’union troublant s’établit entre la représentation perspectiviste et l’espace réel, le joueur et le regardeur, l’illusion et la vie dont le jeu d’échec est l’allégorie. C’est d’un songe éveillé dont nous faisons l’expérience dans la fréquentation de cette œuvre, digne héritière des Ménines de Vélasquez (1656, 3,18 m par 2,76 m).
Enfin, le damier suggère la grille du perspectographe, dispositif inventé par Dürer (1471-1528), et explicité en 1538 par des gravures où s’articulent organiquement l’espace du peintre et celui du modèle.
h-Mathieu (2019-2021). Huile sur toile. 100 cm x 160 cm :
Une pause cigarette ritualisée interrompt la course du temps dans l’entrepôt logistique et frigorifique d’Auchan Frais au Cendre. Un collègue manutentionnaire, mal rasé, au regard absent, décoiffé et intériorisé est assis sur un banc les pieds croisés. Sa silhouette se découpe sur un bardage métallique aux lames verticales d’un bleu cæruleum assorti au pull. A nouveau, le cadrage en plongée trahit l’usage d’une photographie saturée (ou d’une capture d’image issue d’une vidéo) à l’origine de sa conversion picturale. Ce cadrage tasse le fumeur accablé sous le poids d’une charge invisible et il établit la proximité du fumeur avec le photographe intercesseur et témoin empathique.
Le regardeur est en position dominante face à celui dont les mains sont occupées par deux attributs significatifs, une cigarette en fin de combustion et un gobelet de café tiède provenant sans doute d’un distributeur automatique pour collectivité.
Un portrait psychologique sonde le monde intérieur du modèle. La cigarette rituelle, objet transitionnel, le gobelet de café qui stimule et réchauffe, l’écran bleu et carcéral qui occulte toute perspective, le mégot jeté négligemment, le banc rivé au sol, la maigre végétation, dessinent un décor qui extériorise une intériorité faite de solitude, de repli et de lassitude.
Le Voyageur contemplant une mer de nuages, est peint en 1818 par Caspard David Friedrich. Ce paysage allégorique exprime aussi la solitude existentielle du voyageur dans son chemin de vie. Ce sont là deux espaces intérieurs et paysagers que livrent Brice et Friedrich.
i-Jo (2010) est une huile sur toile de 150 par 110 cm. Jo, marin-pompier, est l’ami d’adolescence au parcours chahuté. Mathieu et Jo établissent une même proximité avec l’auteur avec qui ils partagent amitié, espace de travail souvent oppressant ou trajectoire de vie. Ils sont les protagonistes du théâtre de la vie. Empathie, émotions et confidences partagées, failles psychologiques, se révèlent en creux dans ce théâtre du quotidien, au scénario intimiste.
Le décor monotone décline à nouveau la grille dans le motif de la toile cirée, dans le carrelage, dans les meubles blancs en formica synthétique, jusque dans la gazinière. Le paquet de cigarettes qui le ponctue est l’accessoire qui semble avoir migré d’une toile à l’autre. Ce décor est aussi celui des coulisses de l’existence dans lesquelles il devient possible de s’extraire momentanément du rôle assigné à l’issue d’un malheureux casting.
Brice médiatise un rapport au monde et un rapport conscient au personnage central, anti-héros à la Jim Jarmusch d’une chronique ordinaire.
Son regard, ni intrusif ni inquisiteur, sonde les tréfonds de l’âme comme celui de Lucian Freud lorsque ce dernier livre la nudité symbolique et anti-érotique, crue et intime du modèle.
Fantin-Latour est aussi de ceux dont se réclame Brice : tous deux ont en commun de rendre hommage à l’amitié par des portraits réalistes et intimistes aux potentialités allégoriques.
3- persistance de la nature morte : Des natures mortes, souvent dépouillées, ayant valeur de vanité pour certaines clôturent cette présentation. Les vanités sont des œuvres de méditation dans la tradition baroque du XVIIème siècle. Elles constituent un genre qui s’actualise ici dans un petit format :
j-Boitier (2021). Huile sur de toile. 29 cm x 29 cm : Un crâne et un téléphone mobile occupent un format carré. L’écran, dégradé, présente un réseau de fêlures. Ce téléphone à haute valeur symbolique connote à lui seul la mutation irréversible et aliénante d’un monde et des êtres qui le peuplent …
Ces dix tableaux autobiographiques parcourus constituent ce que Brice nomme une banque de données mentales. Cette banque favorise la médiatisation et le partage empathique des émotions esthétiques qu’il a pu ressentir dans la fréquentation quotidienne d’un environnement familier et banal. La zone pavillonnaire dans laquelle il vit provisoirement est son sujet de prédilection riche en potentialités poétiques. Ces données mentales induisent communion empathique ou tissage de liens subtils pour celui qui les fréquente. Ces inductions surréelles sont leur pouvoir et leur visée.
C-La banalité du familier transcendée :
Brice met en lumière la banalité d’un environnement familier sans fard, lui conférant ainsi une épaisseur existentielle. Il hisse l’ordinaire au rang de l’extraordinaire en refusant la facilité de l’extravagant, du lyrisme ou du pittoresque susceptibles de le réenchanter.
Il explore à tâtons les trouées triviales, les intervalles oubliés et les angles morts méprisés.
Il passe au tamis les oubliés, l’espace, l’air et la lumière.
Il extrait de son vécu la fulgurance de ce qui ne suscite ni l’intérêt ni l’attention du commun. Cette extraction anthropologique implique de sonder expériences, souvenirs, vie intérieure et émotions. Elle donne lieu à une pensée imageante, celle des maîtres du Haïku, antidote contre le désespoir ou le désarroi. Les poèmes visuels engendrés lèvent le voile des apparences familières sur la vision du mystère de ce qui est, en une prise de conscience salutaire. Ils construisent une cartographie autobiographique et intime apte à revisiter les liens interpersonnels et l’espace dans lesquels ils se tissent, fondant ainsi une mythologie personnelle.
D-Savoir-faire (technique) et Savoir-être (spiritualité) : L’art de Brice nait de l’intrication d’un savoir-faire exigeant et d’un savoir-être.
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Le savoir-faire implique une présence à soi-même pour faire corps avec un pinceau apte à canaliser et à rendre visible ce que l’artiste porte en lui de sonorités et tonalités sensibles qui échappent aux mots.
Travailleur acharné, il utilise savamment la peinture à l’huile et différents liants sur une toile enduite conventionnellement pour en effacer les irrégularités.
Il connaît parfaitement la typologie et les effets de ses pinceaux traditionnels : « l’usé-bombé », la « langue de chat », le « pinceau rond standard », le « trainard », … qu’il retaille à l’occasion pour les perfectionner.
Coloriste, il connaît tout aussi bien la théorie des couleurs, leur capacité à exprimer la lumière et leur valeur spirituelle. L’attention portée à l’individu, à son espace, aux sensations, aux perceptions subjectives et aux sentiments trouve son expression dans le langage des couleurs. -
Le savoir-être implique ouverture du cœur et mobilisation de l’attention dans l’instant. Cette expérience consciente extrait de l’anesthésie ou des préoccupations ordinaires. Elle mobilise curiosité, passions, réceptivité, sensibilité intérieure et vigilance (bref la vie intérieure) pour que le mystère de ce qui est derrière le monde des apparences soit révélé et se vivifie.
La capacité de l’artiste-témoin à l’étonnement suppose qu’il se désencombre de tout ce qui est croyance ou jugement, pour accéder à l’innocence du Voir, dont le tableau est la fenêtre.
Un lien sensible et profond initie une conversation avec le vivant ou le monde manifesté, de l’ordre de la communion. Brice, artiste-sujet, témoigne de la vérité de ce lien non duel et métaphysique.
Jean-Claude Guerrero