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Brice Robert

Récit détaillé de la simplicité
 

Noémie Cursoux

  « Le monde doit être romantisé. C’est ainsi que l’on retrouvera le sens originel. […] Lorsque je donne à  l’ordinaire un sens élevé, au commun un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini, alors je les romantise. »

 

Novalis, Le monde doit être romantisé, 1789, Éditions Allia, 2022, p. 45.

 

      Le quotidien recèle une infinité de propositions à peindre, et Brice Robert ne les néglige pas, au contraire, il se tient toujours plus ou moins attentif à leur apparition. Les motifs qu’il explore sont multiples, allant de la banlieue pavillonnaire à l’ami joueur d’échecs. Néanmoins, tous gravitent autour de sa vie quotidienne et intime, approchant plus la simplicité que le pittoresque ou l’extraordinaire. Il pose son regard sur les scènes qui l’entourent, et il y voit souvent, malgré leur banalité, une beauté sincère, naturelle, franche. Il souligne ceci : « Un moment qui n’est pas qualitatif n’exclut pas une qualité de regard. […] Je regarde régulièrement autour de moi et si je vois des choses qui méritent d’être montrées, alors je les montrerai. Je suis partout en peintre. » Pour ne pas laisser ces invitations à peindre s’échapper, il les fixe à l’aide de prises photographiques. Une fois à l’atelier, sa démarche consiste à réactiver par la peinture cette première sensation restée en suspens depuis que la scène s’est évaporée. L’outil photographique n’est alors qu’un moyen, un aide-mémoire qui participera à atteindre son but : communiquer avec le spectateur le sentiment fort qu’il a approuvé devant cette scène. La manière dont Brice Robert regarde le monde qui l’entoure résonne étroitement avec les propos de Vincent Bioulès, lorsque ce dernier déclare qu’« un paysage est un agencement complet de sensations que le peintre perçoit, et l’émotion qu’il éprouve devant un paysage est dû à la perfection de cet agencement. Alors il ne s’agit pas, bien sûr, de le copier mais d’en exprimer la logique interne ».
 

Brice Robert tente en effet de saisir non seulement la « logique interne » mais aussi la complexité de la nature, que ce soit dans ses formes – lumières, ombres, nuances, contrastes, brillances – comme dans son organisation : la manière dont un cumulonimbus se détache de la brume, l’atténuation de la lumière au crépuscule, le déploiement absolu de la pénombre dans le ciel ou encore la disparition soudaine des nuages à l’horizon. Comment tous les éléments s’articulent-ils pour former le monde que nous occupons ? Pour peindre les planches qui forment un banc, le lichen qui phagocyte le rocher ou le café qui coule à l’intérieur du gobelet, déjà faut-il comprendre comment ils se déploient formellement, matériellement et chromatiquement dans la réalité. Face aux peintures de Brice Robert, c’est toute la complexité du réel qui devient tangible. Henri Matisse souligne justement l’importance de comprendre comment se déploie une figure dans le réel pour la représenter, et ceci jamais totalement dépourvu d’émotions. Matisse décrit la situation suivante : « Je vous ai montré, n’est-ce pas, ces dessins que je fais, ces temps-ci, pour apprendre à représenter un arbre, les arbres ? Comme si je n’avais jamais vu, dessiné d’arbre. J’en vois un de ma fenêtre. Il faut que patiemment je comprenne comment se fait la masse de l’arbre, puis l’arbre lui-même, le tronc, les branches, les feuilles. […] Ne vous y trompez pas : je ne veux pas dire que […] je travaille pour le copier. L’arbre, c’est aussi tout un ensemble d’effets qu’il fait sur moi. […] J’ai devant moi un objet qui exerce sur mon esprit une action, pas seulement comme arbre, mais aussi comme rapport à toute sorte d’autres sentiments… »


Néanmoins, il serait erroné d’omettre que, pour peindre, Brice Robert combine à sa compréhension de la nature son souvenir de ses motifs traités par d’autres artistes. Marqué par les peintures qu’il découvre au Palais des Offices, il est un admirateur des techniques des Maîtres anciens qui occupent une place cruciale dans sa démarche. Il en emploie diverses, du système perspectiviste au dépôt de glacis, en passant par l’attention portée aux détails et à la finesse de la représentation. Il se base donc plus sur son expérience du réel et sur la manière dont les éléments sont traités dans l’Histoire de la peinture, que sur la photographique qui, selon lui, occulte certains détails et certaines valeurs. Brice Robert souhaite donner à voir autant de détails que l’outil pictural le lui permet, poussant la précision à son paroxysme. Pour peindre Crépuscule d’Octobre (2022), il traite le feuillage de la haie sans se baser sur les images capturées, dont la mise au point s’effectue au niveau du ciel et provoque le ternissement les composantes du feuillage. Afin de retranscrire le sentiment de vibration et d’accumulation qui l’a habité lorsqu’il fut en contact avec cet élément végétal, il préfère peindre les feuilles et les tiges de manière distincte, graphique et répétitive, tel un motif textile. Ce traitement n’est pas sans rappeler Le printemps de Botticelli, l’une des références de l’artiste. On constate ainsi que Brice Robert joint différents traitements et systèmes de représentation, associant à l’hyperréalisme léché un langage plus graphique. Le parc du Picou (2023) en est un second exemple. Pourtant, cette hybridation de traitements n’empêche pas une homogénéité de l’espace pictural, notamment en termes de valeur chromatique et de degré de précision.


Les différentes zones et figures peintes par Brice Robert sont toutes mises sur le même plan. Il leur octroie le même niveau d’importance et degré d’achèvement, qu’il s’agisse d’un visage, de la façade d’une habitation, ou d’éléments plus anecdotiques comme un mégot de cigarette ou une plante saxicole. Quel que soit la figure ou le sujet qu’il traite, il met tout en œuvre pour approcher une représentation aussi complète et honnête que possible. Ceci se produit, certes, à travers l’accumulation de détails, mais aussi par la révélation de certaines subtilités contenues dans l’apparence du réel qui approchent l’invisible, voire, l’invisibilisation. Entre 2019 et 2021, il peint à deux reprises le portait de Mathieu, un homme qu’il rencontre lorsqu’il exerce une activité manutentionnaire dans une usine. L’artiste déclare : « Je peins des lieux et des personnes que je connais. […] Je tente de montrer avec subtilité certaines choses qu’on ne voit pas autrement. Si j’estime que ce que je veux montrer est important, je n’épargne pas la personne que je peins, par exemple. Si je les épargne, alors il n’y a plus rien à montrer. » Il laisse en effet transparaître dans ses toiles certains évènements qui se trouvent à la lisière du visible. Dans ses peintures de paysage, il esquisse des nuages presque disparus ; dans ses portraits, il dévoile l’épuisement des individus, à travers des postures, des regards vides, l’usure des mains. Il révèle la solitude des figures humaines représentées, souvent absorbées par leurs pensées. C’est en ceci que Brice Robert se réfère souvent aux peintures de Henri Fantin-Latour, appréciant dans ses œuvres la solitude sous-jacente qui habite les individus en groupe.


Cette solitude chez les personnages de Fantin-Latour est analysée par l’historien de l’art américain Michael Fried dans le cadre de son étude sur l’antithéâtralité. Selon lui, l’absorbement intense de ses personnages – perdus dans leurs pensées ou dans leurs activités au point d’en ignorer la présence du spectateur – concourt au caractère antithéâtral de son œuvre ; car il donne naissance à un univers autosuffisant, dans lequel le spectateur n’est pas convié. Cependant, chez Fantin-Latour, d’autres dispositifs tendent paradoxalement à intégrer le spectateur dans les scènes représentées, amenant donc une double structure contradictoire « simultanément antithéâtrale et théâtrale ». Les peintures de Brice Robert se situent elles aussi dans cet entre-deux. D’une part, une facture théâtrale peut être assignée à ses tableaux en raison de la place accordée au spectateur au sein des scènes représentées. Ceci s’effectue notamment à travers la prédominance de vues frontales, des cadrages photographiques et une présence horizontale où le monde se déploie devant le spectateur et en fonction de son regard. Dans Rendez-vous interne (2022-2023), par exemple, le spectateur est explicitement inclus dans la scène et détient le rôle de partenaire de jeu. Dans d’autres portraits, ce dernier prend parfois la place de l’interlocuteur, comme dans Mathieu (2019-2021) ou Jo (2010), où la table fait office de point de suture entre l’univers fictif et le réel, comme l’échiquier dans la partie d’échecs. Pourtant, cet intervalle, surtout lorsqu’il est incarné par la table, tend à séparer les deux réalités (fictive et réelle). Ainsi, une antithéâtralité investit également les œuvres de Brice Robert, tenant, sur certains points, le spectateur à distance. Nous l’avons vu, l’absorbement intense des personnages les isole de tout regard porté sur eux, un absorbement d’autant plus exacerbé par la présence de ce que Hélène Catsiapis nomme des « adjuvants ». Elle écrit : « Cigarettes, boissons, armes, plumes, tous ces objets directement en contact avec le corps des personnages sont des adjuvants qui complètent, prolongent et renforcent leur action, en augmentant leur volume ». Ces objets participent alors à insuffler aux figures humaines un mouvement vers leur intériorité mentale, intensifiant la solitude et l’absorbement. Enfin, en termes de temporalité, les peintures de Brice Robert représentent des moments en suspension. Un évènement semble arriver dans un futur proche, avec ou sans le spectateur, rendant sa présence optionnelle, et donc contribuant à l’autosuffisance des scènes.


L’ambivalence habite les peintures de Brice Robert qui, d’une part, oscillent entre théâtralité-antithéâtralité, et d’autre part, entre personnel et universel. Un parallèle peut s’effectuer avec les tableaux d’Edward Hopper. Ce dernier ne cesse lui aussi de représenter des personnages absorbés – détenant comme adjuvant tantôt une cigarette, tantôt un livre ou un journal – tout en bâtissant cependant un univers qui se rapproche de l’artificialité, avec des décors cartonneux et des personnages-acteurs qui assument un univers du spectacle. Au-delà de l’ambiguïté que dégagent les scènes de Hopper concernant la place du spectateur, celles-ci se déploient entre le singulier et l’universel. Itzhak Goldberg souligne, à ce sujet, que « la véritable réussite de Hopper est d'injecter dans ces lieux [commun] une dose de poésie ou de nostalgie, à l'encontre de leur apparence stéréotypée. La singularité de son œuvre est dans l'équilibre ténu entre son aspect « générique » et le sentiment du spectateur de se trouver face à un lieu qui, croit-il, n'appartient qu'à lui. »


C’est d’ailleurs en cela que les œuvres de Brice Robert sont particulières : elles naissent de l’expérience personnelle pour conquérir l’universel. Banlieues pavillonnaires, usines, ouvriers, jardins résidentiels, sont des sujets qui touchent le plus grand nombre d’individus. L’artiste redonne de la noblesse, du crédit, de la visibilité, mais aussi du temps – le temps de l’acte de peindre – à des lieux dépréciés par la société, ou à des individus que le système capitaliste tend à dévaloriser et à anéantir. Entendons-nous, les peintures de Brice Robert ne sont pas communes, au risque d’être vides, elles s’inscrivent d’abord dans un vécu singulier. Les détails qu’elles abritent témoignent qu’il s’agit bien de lieux précis dont nous n’avons pas connaissance mais qui, pourtant, appellent un sentiment de déjà-vu, s’inscrivant dans une grande histoire collective.


Au même titre que les œuvres de François Boisrond mêlent « le cliché et l’anecdote » d’après Hector Obalk, les peintures de Brice Robert appartiennent à celles qui « réussissent un grand écart, celui où en dehors de l'unité de base de l'identité appartenant à tout un chacun, au-delà du plus petit dénominateur commun de l’humanité, elles communiquent le sentiment aigu de la différence et de la séparation. Ces œuvres offrent des récits assez universels pour permettre à tous de s'identifier, assez spécifiques pour interdire au spectateur de pénétrer dans leur coquille fragile. Toute la tension mais aussi la réussite des lieux communs dans le domaine artistique passe par cet équilibre ténu. » On ne peut ainsi résister à conclure en citant Christian Boltanski lorsqu’il exprime ceci : « La beauté de l'art, c'est de parler de son village et du monde, d'être le plus personnel et le plus universel à la fois. […] Ce qu'il y a de plus intime est aussi le plus collectif, de sorte que les œuvres d'art agissent comme une sorte de stimulus, de « je me souviens » ».

                                                                                                                                                        Noémie Cursoux

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